IV
LA MENINE DE LA REINE

Adossé au mur, Diego Alatriste attendait à l’ombre d’un porche de la rue de la Maison du Maure, entre des pots de géranium et de basilic. Sans cape, chapeau sur la tête, épée et dague à la ceinture, pourpoint de drap ouvert sur une chemise propre et bien cousue, il surveillait attentivement la demeure du Génois Garaffa. Elle se trouvait presque aux portes de l’ancienne juiverie de Séville, près du couvent des carmélites et de la vieille cour de comédie de Doña Elvira ; et, à cette heure-là, tout était tranquille, avec de rares passants et quelques femmes en train de balayer devant les porches et d’arroser les plantes. En d’autres temps, quand il servait le roi comme soldat sur ses galères, Alatriste avait maintes fois traversé ce quartier sans imaginer que plus tard, après son retour d’Italie en l’an seize de ce siècle, il y ferait un long séjour, presque entièrement passé parmi des ruffians et des traîneurs de rapière dans la fameuse cour des Orangers, asile le plus fleuri de la truanderie et de la friponnerie sévillanes. Comme le lecteur s’en souviendra peut-être, après la répression contre les Morisques de Valence, le capitaine avait demandé congé de son régiment pour s’enrôler comme soldat à Naples — « tant qu’à égorger des infidèles, au moins qu’ils puissent se défendre », telle était la raison qu’il avait donnée — et il était resté embarqué jusqu’à l’incursion de l’an quinze de ce siècle sur la côte turque, avec cinq galères et plus d’un millier de camarades, après quoi ils étaient tous revenus en Italie chargés d’un riche butin, ce qui avait permis au capitaine de mener la grande vie à Naples. Tout s’était terminé comme se terminent ordinairement ces choses-là quand on est jeune : une femme, un autre homme, une marque sur le visage pour elle, un coup d’épée pour lui, et Diego Alatriste fuyant Naples grâce à sa vieille amitié avec le capitaine don Alonso de Contreras, qui l’avait fait passer clandestinement sur une galère se rendant à Sanlúcar et Séville. Et c’est ainsi que l’ancien soldat, avant de poursuivre vers Madrid, s’était retrouvé gagnant sa vie comme spadassin à gages dans une ville qui était une Babylone et une pépinière de tous les vices, parmi les gueux et les fiers-à-bras, profitant le jour du droit d’asile du fameux cloître de l’église Majeure, et sortant la nuit exercer son office là où tout homme de caractère possédant une bonne lame pouvait, pour peu qu’il eût assez de chance et d’habileté, gagner aisément son pain. Des ruffians légendaires comme Gonzalo Xeniz, Gayoso, Ahumada et le grand Pedro Vasquez de Escamilla qui ne donnaient le titre de majesté qu’au roi de carreau, avaient déjà pris le large, décousus à coups d’épée ou morts du mal de la corde — car, en de tels métiers, se voir passer le chanvre au cou est une affection contagieuse. Mais, dans la cour des Orangers comme dans la prison royale qu’il avait également fréquentée avec assiduité, Alatriste avait connu de très dignes successeurs de ces ruffians historiques, experts en coups d’estoc et de taille, sans que lui-même, habile à porter la botte de Gayona et bien d’autres relevant du même art, restât à court de mérites à l’heure de se faire un nom dans cette très illustre confrérie. Et maintenant il se rappelait tout cela avec une pointe de nostalgie, qui concernait peut-être moins le passé que sa jeunesse perdue ; il le faisait à peu de distance de cette cour de comédie de Doña Elvira où, en ce temps de vie agitée, il était devenu un habitué des représentations de Lope de Vega, Tirso de Molina et autres — c’était là qu’il avait vu pour la première fois Le Chien du jardinier et Le Timide au palais —, certains soirs qui commençaient avec des vers et de fausses batailles sur la scène et se terminaient par de vraies dans des tavernes, avec vin, gourgandines complaisantes, joyeux compagnons et coups de couteau. Cette Séville dangereuse et fascinante était toujours vivante, c’était lui qui avait changé, pas elle. Le temps ne fait pas de cadeaux, pensait-il à l’ombre du porche. Et les hommes vieillissent aussi de l’intérieur, en même temps que leur cour.

— Tête Dieu, capitaine Alatriste… Comme le monde est petit.

Il se retourna, déconcerté, pour voir qui prononçait son nom. Retrouver Sebastián Copons si loin d’une tranchée flamande et l’entendre aligner neuf mots d’un coup, il y avait de quoi être surpris. Il mit quelques instants à revenir dans un passé plus récent : le voyage par mer, les récents adieux de l’Aragonais à Cadix, son congé et son intention de se rendre à Séville, en route pour le nord.

— Je suis content de te voir, Sebastián.

C’était vrai, et ce ne l’était pas tout à fait. En réalité, il n’était pas content de le voir en ce lieu et en ce moment ; et tandis qu’ils se donnaient une accolade affectueuse et sobre comme il convient à de vieux camarades, il regarda par-dessus l’épaule de son ami, vers le bout de la rue. Heureusement, il pouvait faire confiance à Copons. Il pouvait se débarrasser de lui sans l’offenser, sûr qu’il comprendrait. En fin de compte, on reconnaissait un ami véritable à ce qu’il vous laissait donner les cartes sans vous soupçonner de tricher.

— Tu t’arrêtes à Séville ? demanda-t-il.

— Quelque temps.

Copons, petit, sec et dur comme toujours, était habillé en soldat, avec casaquin, baudrier, épée et bottes. Sous le chapeau, la tempe gauche était marquée par la cicatrice de la blessure qu’Alatriste lui-même avait pansée un an plus tôt, durant la bataille du moulin Ruyter.

— Il faudra arroser ça, Diego.

— Plus tard.

Copons l’observa avec surprise et beaucoup d’attention, avant de se retourner pour suivre la direction de son regard.

— Tu es occupé.

— En quelque sorte.

Copons inspecta de nouveau la rue, cherchant des indices qui lui expliqueraient la distraction de son camarade. Puis il porta machinalement la main à la garde de son épée.

— Tu as besoin de moi ? Questionna-t-il sans s’émouvoir le moins du monde.

— Non, pas pour l’instant…

Le sourire affectueux d’Alatriste approfondit les rides gravées sur son visage.

— Mais j’aurais peut-être quelque chose pour toi, avant que tu quittes Séville. Ça t’irait ?

L’Aragonais haussa les épaules, impavide ; le même geste que lorsque le capitaine Bragado donnait l’ordre d’entrer, la dague à la main, dans les caponnières ou de donner l’assaut à un bastion hollandais.

— Tu es dans le coup ?

— Oui. Et, en plus, il y a de bonnes espèces sonnantes et trébuchantes.

— Et quand bien même il n’y en aurait pas…

À ce moment, Alatriste vit apparaître le comptable Olmedilla au bout de la rue. Il était vêtu de noir, comme toujours, boutonné jusqu’au cou, avec son chapeau à bord court et son air de scribe anonyme qui semblait sortir tout droit d’un bureau de l’Audience royale.

— Je dois te laisser… Nous nous verrons à l’auberge de Becerra.

Il posa la main sur l’épaule de son camarade et, prenant congé de lui sans rien ajouter, quitta son poste d’observation. Il traversa la rue d’un air nonchalant pour arriver en même temps que le comptable devant la maison du coin : une construction en brique avec un étage et un porche discret qui donnait accès au patio. Ils pénétrèrent ensemble sans frapper et sans s’adresser la parole : juste un bref regard d’intelligence. Alatriste, la main sur le pommeau de son épée ; Olmedilla, le visage aussi rébarbatif qu’à l’ordinaire. Un vieux valet apparut, s’essuyant les mains à son tablier, l’air inquisiteur et inquiet.

— Place au Saint-Office, dit Olmedilla, avec toute la froideur du monde.

Les traits du serviteur se décomposèrent : dans la maison d’un Génois et à Séville, ces paroles étaient lourdes de sens. Aussi resta-t-il comme frappé de stupeur, tandis qu’Alatriste, la main toujours sur le pommeau de sa rapière, désignait une pièce dans laquelle l’autre entra avec la docilité d’un agneau et se laissa menotter, bâillonner et enfermer à clé. Lorsque Alatriste reparut dans le patio, Olmedilla attendait, dissimulé derrière un énorme pot de fougère, les mains jointes et se tournant les pouces d’un air impatient. Il y eut un autre échange silencieux de regards, et les deux hommes traversèrent le patio en direction d’une porte fermée. Alors Alatriste dégaina son épée, ouvrit d’une poussée et entra dans un cabinet spacieux, meublé d’une table, d’une armoire, d’un brasero en cuivre, de quelques chaises en cuir. La lumière d’une haute fenêtre grillagée, à demi masquée par des jalousies, dessinait d’innombrables petits carreaux sur la tête et les épaules d’un individu d’âge moyen, plus gras que grand, en robe de chambre de soie et pantoufles, qui s’était dressé, effrayé. Cette fois, le comptable Olmedilla n’invoqua pas le Saint-Office, ni rien d’autre, se bornant à se glisser derrière Alatriste et à lancer un coup d’œil à la ronde avant d’arrêter avec satisfaction son regard sur l’armoire ouverte et bourrée de papiers. Un chat, pensa le capitaine, se lécherait pareillement les babines en voyant une sardine à un demi-pouce de ses moustaches. Quant au maître de maison, on eût dit que le sang s’était retiré de son visage : le dénommé Jerónimo Garaffa restait muet, bouche bée de stupéfaction, les mains encore sur la table où brûlait une bougie pour fondre la cire. En se levant, il avait renversé la moitié du contenu d’un encrier sur le papier qu’il était en train de noircir à l’arrivée des intrus. Une résille retenait ses cheveux — qui étaient teints — et un fixe-moustache était collé sur sa lèvre supérieure. Il tenait la plume entre ses doigts comme s’il ne savait plus ce que c’était et regardait avec épouvante l’épée que le capitaine Alatriste appuyait sur sa gorge.

— Ainsi, vous ne savez pas de quoi nous vous parlons.

Le comptable Olmedilla, assis derrière la table comme s’il était dans son propre cabinet, leva les yeux des papiers pour regarder Jerónimo Garaffa angoissé hocher la tête, toujours couverte de sa résille. Le Génois était sur une chaise, les mains ligotées au dossier. Malgré la douceur de la température, de grosses gouttes de sueur coulaient de sa chevelure, le long de ses pattes et de son visage qui puait les gommes, les collyres et l’onguent de barbier.

— Je vous jure, messeigneurs…

Olmedilla interrompit la protestation d’un geste sec de la main et se replongea dans l’étude des documents qu’il avait devant lui. Au-dessus du fixe-moustache qui lui donnait l’allure grotesque d’un masque de carnaval, les yeux de Garaffa allèrent se poser sur Diego Alatriste qui écoutait en silence, la lame rengainée, les bras croisés et le dos au mur. L’expression glacée de son regard dut l’inquiéter plus encore que la sécheresse d’Olmedilla, car il se tourna vers le comptable, comme on choisit entre la peste et le choléra. Au bout d’un long silence oppressant, le comptable abandonna les documents, se carra sur sa chaise et, joignant les mains pour se tourner les pouces, dévisagea le Génois. Il ressemblait toujours à un rat gris de cabinet, jugea Alatriste en connaisseur. Mais maintenant son expression était celle d’un rat qui viendrait de faire une mauvaise digestion et aurait des renvois de bile.

— Nous allons mettre les choses au clair… dit Olmedilla, très ferme et très froid. Vous savez de quoi je parle et nous savons que vous savez. Tout le reste est perte de temps.

Le Génois avait la bouche si sèche qu’il ne put articuler un mot qu’à la troisième tentative.

— Je jure par le Christ Notre Seigneur, proféra-t-il d’une voix rauque où la peur semblait renforcer l’accent étranger, je jure que je ne sais rien de ce bateau flamand.

— Le Christ n’a rien à voir dans cette histoire.

— C’est un abus… J’exige que la justice…

Après cette ultime velléité de rester ferme, la protestation de Garaffa se brisa dans un sanglot. Il suffisait de voir la figure de Diego Alatriste pour comprendre que la justice à laquelle se référait le Génois, celle qu’il était certainement habitué à acheter avec de beaux réaux de huit, se trouvait trop loin de cette chambre, et que personne ne viendrait le sortir de ce guêpier.

— Où mouillera le Virgen de Regla ? demanda encore une fois Olmedilla, très calmement.

— Je ne sais pas… Sainte Vierge… Je ne sais pas de quoi vous parlez.

Le comptable se gratta le nez comme quelqu’un qui entend venir la pluie. Il regardait Alatriste d’un air entendu, et celui-ci se dit qu’il était vraiment l’image vivante de cette Espagne autrichienne, toujours pointilleuse et implacable avec les malheureux. Il aurait parfaitement pu être juge, greffier, alguazil, avocat, ou n’importe lequel de ces charognards qui vivaient et prospéraient dans le sillage de la monarchie. Guadalmedina et Quevedo avaient dit qu’Olmedilla était honnête, et Alatriste le croyait. Mais, décida-t-il, pour le reste de son comportement, de ses attitudes, rien ne le différenciait de cette racaille de pies noires, rapaces et impitoyables qui peuplaient les audiences, les parquets et les tribunaux des Espagnes, et faisaient que, même en rêve, on ne pouvait trouver de Lucifers plus orgueilleux, de Cacus plus voleurs, ni de Tantales plus assoiffés d’honneurs, et qu’il n’y avait aucun blasphème d’infidèle qui égalât leurs écrits, toujours au goût des puissants et néfastes pour les humbles. Sangsues infâmes qui ne connaissaient ni la charité ni la dignité, gonflées d’intolérance, d’esprit de rapine et du zèle fanatique de l’hypocrisie ; de sorte que ceux-là même qui devaient protéger les pauvres et les miséreux les déchiquetaient entre leurs serres avides. Bien que, corrigea-t-il aussitôt, ce ne fût pas exactement le cas de l’homme qu’ils tenaient pour l’heure à leur merci. Ni pauvre, ni miséreux. Mais certainement misérable.

— Finissons-en, conclut Olmedilla.

Il rangeait les papiers sur la table sans quitter Alatriste des yeux, avec une expression qui signifiait que tout avait été dit, au moins en ce qui le concernait. Quelques instants s’écoulèrent ainsi, durant lesquels Olmedilla et le capitaine continuèrent de s’observer en silence. Puis ce dernier décroisa les bras et s’écarta du mur pour s’approcher de Garaffa. Quand il fut près de lui, la terreur que l’on pouvait lire sur le visage du Génois devint indescriptible. Alatriste se campa devant lui en se penchant un peu pour le regarder dans les yeux, intensément et fixement. Cet individu et ce qu’il représentait ne lui inspiraient pas la moindre pitié. Sous la résille, les cheveux teints du marchand exsudaient des coulées noires qui glissaient sur son front et le long du cou. Maintenant, en dépit du fard et des pommades, il répandait une odeur âcre. De transpiration et de peur.

— Jerónimo… murmura Alatriste.

En entendant son prénom prononcé à moins de trois pouces de sa figure, Garaffa sursauta comme s’il venait de recevoir une gifle. Le capitaine, sans reculer son visage, resta quelques instants immobile et muet, en continuant à le fixer. À cette distance, sa moustache frôlait presque le nez du prisonnier.

— J’ai vu torturer beaucoup d’hommes, dit-il enfin lentement. Je les ai vus, bras et jambes disloqués par les tours de corde, dénoncer leurs propres enfants. J’ai vu des renégats écorchés vifs, suppliant qu’on les tue… À Valence, j’ai vu brûler les pieds des infidèles morisques pour qu’ils disent où ils avaient caché leur or, pendant qu’ils entendaient les cris de leurs filles de douze ans forcées par les soldats…

Il se tut brusquement, laissant entendre qu’il pouvait continuer indéfiniment à raconter ce qu’il avait vu, et que c’était absurde de poursuivre. Quant au visage de Garaffa, on eût dit que la main de la mort venait de passer sur lui. Il avait soudain cessé de transpirer ; comme si, sous sa peau, jaune de terreur, il ne restait plus une goutte de liquide.

— Je t’assure que tous parlent tôt ou tard, conclut le capitaine. Ou presque tous. Il arrive que le bourreau soit maladroit et que certains meurent avant… Mais tu n’es pas de ceux-là.

Il le contempla encore un instant sur le même mode, de très près, puis se dirigea vers la table. Debout devant celle-ci et tournant le dos au prisonnier, il releva la manche gauche de sa chemise. Ce faisant, il croisa le regard d’Olmedilla, qui l’observait avec attention, un peu déconcerté. Puis il prit le chandelier portant la bougie pour fondre la cire et revint devant le Génois. L’élevant légèrement, il lui montra la flamme qui mettait des reflets vert-de-gris dans ses yeux de nouveau rivés sur Garaffa. On eût dit deux plaques de givre immobiles.

— Regarde, dit-il.

Il exhibait son avant-bras où, sous le duvet, une longue et mince cicatrice parcourait la peau tannée, du poignet au coude. Puis, sous le nez du Génois épouvanté, il approcha la bougie de sa propre chair nue. La flamme crépita en répandant une odeur de cuir brûlé, tandis qu’il serrait les mâchoires et le poing, et que les tendons et les muscles de son avant-bras se durcissaient comme des sarments de vigne sculptés dans la pierre. Devant ses yeux, toujours vitreux et impassibles, ceux du Génois étaient exorbités par l’horreur. Cela dura un moment qui parut interminable. Après quoi, imperturbable, Alatriste reposa le chandelier sur la table, revint se placer devant le prisonnier et lui montra son bras. Une atroce brûlure, de la taille d’un réal de huit, rougissait la peau grillée tout autour de la plaie.

— Jerónimo… répéta-t-il.

Il avait approché son visage de celui de l’autre et lui parlait de nouveau à voix basse, presque sur le ton de la confidence :

— Si je me fais ça à moi, imagine ce que je suis capable de te faire à toi.

Une flaque jaune s’élargissait au pied de la chaise, sous les jambes du prisonnier. Garaffa se mit à gémir et à trembler, et il continua ainsi un très long moment. Finalement, il recouvra l’usage de la parole ; et alors il parla, sur un mode prodigieusement précipité, torrentiel, pendant que le comptable Olmedilla, affairé, trempait sa plume dans l’encrier en prenant toutes les notes utiles. Alatriste alla dans la cuisine chercher de la graisse, du suif ou de l’huile à mettre sur sa plaie. Quand il revint, en se bandant le bras avec un linge propre, Olmedilla lui adressa un regard qui, chez d’autres individus moins déconcertants, eût signifié un grand et manifeste respect. Quant à Garaffa, étranger à tout sauf à sa propre terreur, il continuait à jacasser comme une pie : noms, lieux, dates, banques portugaises, or en barres. Et il poursuivit pendant un bon bout de temps.

À la même heure, je marchais sous le long passage voûté qui s’ouvre au fond de la cour des drapeaux, dans la ruelle de l’ancienne synagogue. Et moi non plus, quoique pour des motifs différents de ceux de Jerónimo Garaffa, je n’avais plus une goutte de sang dans les veines. Je m’arrêtai à l’endroit indiqué et m’appuyai d’une main sur le mur, car je craignais que mes jambes ne se dérobent. Mais, en fin de compte, mon instinct de conservation s’était développé au cours des dernières années et j’avais, malgré tout, assez de lucidité pour étudier le lieu en détail, ses deux issues et les inquiétantes petites portes ménagées dans les parois. Je caressai la poignée de ma dague passée comme toujours dans mon ceinturon en travers des reins, puis, machinalement, je tâtai la poche où se trouvait le billet qui m’avait conduit là. À vrai dire, il était digne de n’importe quelle comédie de Tirso ou de Lope :

Si vous me portez encore quelque sentiment, c’est le moment de le prouver. Je me réjouirai de vous voir à onze heures du matin sous la voûte de la juiverie.

Le billet m’était arrivé à neuf heures, apporté par un garçon à l’auberge de la rue des Teinturiers devant laquelle, assis sur un petit banc de pierre, j’attendais le retour du capitaine en regardant passer les gens. Il n’y avait pas de signature, mais le nom de la personne qui l’avait rédigé était aussi clair que les blessures profondes toujours présentes dans mon cœur et ma mémoire. Que vos seigneuries jugent des sentiments contraires qui m’agitaient depuis que j’avais reçu ce papier, et de l’angoisse délicieuse qui guidait mes pas. J’éviterai d’entrer dans le détail des affres de tout homme qui aime, cela ne me causerait que honte et au lecteur qu’ennui. Je me bornerai donc à dire que j’avais seize ans et que je n’avais jamais aimé de jeune fille ou de femme — et je n’ai plus jamais, depuis, aimé de la sorte — comme en ce temps j’aimais Angelica d’Alquézar.

Chose bien singulière, en vérité. Je savais que ce billet ne pouvait être qu’un nouvel épisode du jeu dangereux auquel Angelica se livrait avec moi depuis que nous nous étions rencontrés devant la taverne du Turc, à Madrid. Un jeu qui avait failli me coûter l’honneur et la vie, et qui devait me faire encore souvent, au long des ans, marcher au bord de l’abîme, sur le fil mortel du plus délicieux poignard qu’une beauté sut jamais inventer pour l’homme qui, durant toute sa vie de femme et jusqu’à l’heure même de sa mort précoce, devait être à la fois son amant et son ennemi. Mais, ce jour-là, cette heure était encore lointaine, et le fait est que j’étais là, à Séville, par cette douce matinée hivernale, avec toute la vigueur et l’audace de ma jeunesse, présent au rendez-vous de cette enfant — mais en était-ce vraiment une, me demandais-je — qui, trois ans plus tôt, lorsque je lui avais dit, à la fontaine de l’Acero : « Je mourrais pour vous », m’avait répondu, avec un sourire doux et énigmatique : « Tu mourras peut-être un jour. »

Le porche de la synagogue était désert. Laissant derrière moi la tour de l’église Majeure qui se découpait dans le ciel au-dessus du feuillage des orangers, j’y pénétrai plus avant, dépassai le coude pour arriver de l’autre côté, là où l’eau d’une fontaine chantait et où d’épaisses plantes grimpantes retombaient des créneaux des Alcazars. Je n’y vis personne non plus. Je me dis qu’il s’agissait peut-être d’une mauvaise plaisanterie, et je revins sur mes pas pour regagner la pénombre du passage. C’est alors que j’entendis un bruit dans mon dos ; je tournai la tête en portant la main à ma dague. Une des portes était ouverte, et un soldat de la garde allemande, gros et rougeaud, m’observait en silence. Puis il me fit un signe, et je m’approchai avec beaucoup de méfiance, craignant un mauvais coup. Mais l’Allemand ne paraissait pas hostile. Il m’examinait avec une curiosité blasée de soldat qui en a vu d’autres et, quand j’arrivai à sa hauteur, il me signifia, d’un geste, de lui remettre ma dague. Il arborait un sourire bonasse entre les énormes favoris blonds qui rejoignaient sa moustache. Après quoi, il dit quelque chose comme Komen Sie herein, dont je savais — pour avoir eu plus que mon content d’Allemands vivants et morts dans les Flandres — que cela voulait dire avancez, entrez, ou quelque chose de ce genre. Je n’avais pas le choix, de sorte que je lui remis ma dague et franchis la porte.

— Bonjour, soldat.

Ceux qui connaissent le portrait d’Angelica peint par Diego Velázquez peuvent facilement l’imaginer avec tout juste quelques années de moins. La nièce du secrétaire royal, menine de Sa Majesté la reine, avait alors quinze ans accomplis, et sa beauté était bien plus qu’une promesse. Elle avait beaucoup mûri depuis la dernière fois que je l’avais vue : son corsage aux lacets abondamment surfilés d’argent et de corail, assorti à l’ample robe de brocart qui tombait gracieusement du vertugadin autour de ses hanches, laissait deviner des formes qui n’étaient point là jadis. De longues boucles torsadées, d’un or comme jamais n’en vit l’Araucan dans ses mines, encadraient toujours les yeux bleus, rivalisant avec une peau d’une blancheur extrême qui me parut — et j’ai su plus tard que je ne me trompais pas — avoir la douceur de la soie.

— Il y a si longtemps.

Elle était si belle que la regarder me faisait mal. Dans la pièce à colonnes mauresques, ouverte sur un petit jardin des Alcazars royaux, le soleil blanchissait le contour de ses cheveux à contre-jour. Elle souriait comme elle avait toujours souri : mystérieuse et provocante, avec une pointe d’ironie, ou de méchanceté, sur sa bouche parfaite.

— Si longtemps, oui, réussis-je enfin à articuler.

L’Allemand s’était retiré dans le jardin, où passait la coiffe d’une duègne. Angelica alla s’asseoir sur une chaise en bois ouvragé et m’indiqua un tabouret en face d’elle. J’occupai le siège sans bien savoir ce que je faisais. Elle me regardait avec beaucoup d’attention, les mains croisées au creux de sa robe ; sous l’ourlet de la jupe dépassait un fin soulier de satin, et je pris soudain conscience de mon grossier pourpoint sans manches sur la chemise rapiécée, de mes chaussons en simple toile et de mes guêtres militaires. Par le sang du Christ, blasphémai-je en moi-même. J’imaginais mignons et godelureaux de bonne lignée et de bourse meilleure encore, richement vêtus, contant fleurette à Angelica dans les fêtes et les nuits de la Cour. Un frisson de jalousie me transperça l’âme.

— J’espère, dit-elle sur le ton le plus suave, que vous ne me gardez pas rancune.

Je me rappelai — et je n’avais pas beaucoup d’efforts à faire, s’agissant de pareille honte — les prisons de l’Inquisition à Tolède, l’autodafé de la Plaza Mayor, le rôle que la nièce de Luis d’Alquézar avait joué dans mes malheurs. Cette pensée eut la vertu de me ramener à la froideur dont j’avais tant besoin.

— Que voulez-vous de moi ? Questionnai-je.

Elle attendit plus longtemps que nécessaire pour me répondre. Elle me regardait intensément, le même sourire sur les lèvres. Elle semblait heureuse de ce qu’elle voyait.

— Je ne veux rien, dit-elle. J’étais curieuse de vous revoir… Je vous ai tout de suite reconnu.

Elle se tut un moment. Elle regardait mes mains, puis encore mon visage.

— Vous avez grandi, monsieur.

— Vous aussi.

Elle se mordit légèrement les lèvres, tout en acquiesçant très lentement de la tête. Les longues boucles frôlaient doucement la peau pâle de ses joues, et moi j’étais en adoration.

— Vous vous êtes battu dans les Flandres. Ce n’était ni une affirmation, ni une question. Elle semblait réfléchir à voix haute.

— Je crois que je vous aime, dit-elle soudain.

Je me levai violemment du tabouret. Angelica ne souriait plus. Toujours assise, elle me regardait, levant vers moi ses yeux bleus comme le ciel, comme la mer et comme la vie. Que le diable m’emporte si elle n’était pas belle à la folie.

— Mon Dieu, murmurai-je.

Je tremblais comme les feuilles d’un arbre. Elle demeura immobile et muette pendant un long moment. Puis elle eut un léger haussement d’épaules.

— Je veux que vous sachiez, dit-elle, que vous avez des amis gênants. Comme ce capitaine Batiste, ou Triste, ou quel que soit son nom… Des amis qui sont les ennemis des miens… Et je veux que vous sachiez que cela, peut-être, peut vous coûter la vie.

— C’est ce qui, déjà, a failli m’arriver.

— Et vous arrivera encore bientôt. Elle avait retrouvé le même sourire, pensif et énigmatique.

— Ce soir, dit-elle, les ducs de Medina Sidonia donnent une réception à Leurs Majestés… Au retour, mon carrosse fera halte un moment dans l’Alameda. Les fontaines et les jardins y sont splendides et le lieu délicieux pour la promenade.

Je fronçai les sourcils. C’était trop beau. Trop facile.

— L’heure, ce me semble, sera un peu tardive.

— Nous sommes à Séville. Les nuits ici sont clémentes.

L’ironie singulière de ses paroles ne m’échappa pas. Je regardai, du côté du patio, la duègne qui était toujours là. Angelica interpréta mon mouvement.

— Ce n’est pas celle qui me surveillait à la fontaine de l’Acero… Celle-là sait être aveugle et muette quand je le veux. Et j’ai pensé qu’il vous plairait peut-être de vous trouver ce soir, sur le coup de dix heures, dans l’Alameda, Iñigo Balboa.

Je restai stupéfait, essayant de bien saisir tout ce que cela impliquait.

— C’est un piège, décidai-je. Un guet-apens comme les autres fois.

— Peut-être.

Impénétrable, elle soutenait mon regard.

— Il dépend de votre courage que vous y veniez ou non.

— Le capitaine… dis-je, et je me tus aussitôt. Angelica m’observait avec une lucidité infernale. C’était comme si elle lisait dans mes pensées.

— Ce capitaine est votre ami. Sans doute souhaiterez-vous lui confier ce petit secret… Et nul ami ne vous laisserait prendre seul le risque d’un guet-apens.

Elle resta un bref instant silencieuse, le temps que je me pénètre bien de cette idée.

— On dit, ajouta-t-elle enfin, qu’il est, lui aussi, un homme courageux.

— Qui le dit ?

Elle ne répondit pas, se bornant à accentuer son sourire. Et j’achevai de comprendre tout ce qu’elle venait de me dire. La certitude se fit si aveuglante que l’évidence du défi qu’elle me lançait à la face me fit frissonner. La silhouette noire de Gualterio Malatesta s’interposa entre nous comme un sombre fantôme. Tout était clair et terrible en même temps : la vieille querelle ne concernait plus seulement Alatriste. J’avais atteint un âge suffisant pour assumer les conséquences de mes actes, je savais trop de choses, et j’étais pour nos ennemis un adversaire aussi gênant que le capitaine Alatriste lui-même. Instrument du piège, diaboliquement avisé du danger certain, d’une part je ne pouvais aller là où Angelica me le demandait, et d’autre part je me sentais tenu de m’y rendre. Ce « vous vous êtes battu dans les Flandres » qu’elle avait prononcé un moment plus tôt s’avérait maintenant d’une cruelle ironie. Mais, en dernière instance, le message était destiné au capitaine. Je ne devais pas le lui cacher. Et ce faisant, ou bien il allait m’interdire de me rendre cette nuit dans l’Alameda, ou bien il ne me laisserait pas y aller seul. Le défi nous concernait tous les deux, irrémédiablement. Tout conduisait à ce que je choisisse entre mon déshonneur et le danger certain. Et ma conscience se débattait comme un poisson pris dans un filet. Soudain, les paroles de Gualterio Malatesta me revinrent en mémoire, avec leur sinistre signification. L’honneur, avait-il dit, est dangereux à porter.

— Je veux savoir, dit Angelica, si vous êtes toujours prêt à mourir pour moi.

Je la contemplai, l’esprit plein de trouble, incapable d’articuler un mot. C’était comme si son regard se promenait en toute liberté à l’intérieur de moi.

— Si vous ne venez pas, ajouta-t-elle, je saurai qu’en dépit des Flandres vous êtes un couard… Dans le cas contraire, quoi qu’il advienne, je veux que vous vous rappeliez ce que je vous ai dit tout à l’heure.

J’entendis le froissement du brocart quand elle se leva. Elle était maintenant près de moi. Très près.

— Et qu’il se peut que je vous aime toujours. Elle regarda du côté du jardin, où se promenait la duègne. Puis elle se rapprocha encore un peu.

— Souvenez-vous-en jusqu’à la fin… quel qu’en soit le moment.

— Vous mentez, dis-je.

Il me semblait que mon sang s’était retiré d’un coup de mon cœur et de mes veines. Angelica continua de m’observer avec une attention renouvelée pendant un temps qui me parut éternel. Alors, elle fit un geste que je n’attendais ni n’espérais. Je veux dire qu’elle leva une main blanche, menue et parfaite, et posa ses doigts sur mes lèvres avec la douceur d’un baiser.

— Partez, dit-elle.

Elle fit demi-tour et sortit dans le jardin. Hors de moi, je fis quelques pas derrière elle, comme si j’avais l’intention de la suivre jusqu’aux appartements royaux, voire dans les salons mêmes de la reine. L’Allemand aux épais favoris me coupa le chemin en souriant pour m’indiquer la porte, tout en me restituant ma dague.

J’allai m’asseoir sur les marches de la Bourse, près de l’église Majeure, et je restai là un long moment, plongé dans de funèbres réflexions. Des sentiments contradictoires s’affrontaient en moi, et ma passion pour Angelica, ravivée par cette inquiétante entrevue, luttait avec la certitude de la trame sinistre qui nous enveloppait. Je me dis d’abord que j’allais me taire, m’éclipser le soir sous un prétexte quelconque, et me rendre au rendez-vous seul, assumant ainsi mon destin, sans autre compagnie que celle de ma dague de miséricorde et de l’épée de l’alguazil — une bonne lame, portant la marque de l’armurier Juanes, que j’avais cachée à l’auberge, enveloppée dans des vieux chiffons. Mais cela serait, dans tous les cas, un combat sans espoir. La forme sombre de Malatesta se dessinait dans mon imagination comme un noir présage. Face à lui, je n’avais aucune chance. Et cela, de plus, dans la perspective improbable où l’Italien viendrait seul au rendez-vous.

J’avais envie de pleurer de rage et d’impuissance. J’étais basque et hidalgo, fils du soldat Lope Balboa, mort dans les Flandres pour son roi et pour la vraie religion. Mon honneur et la vie de l’homme que je respectais le plus au monde étaient sur la balance. Ma propre vie aussi ; mais à ce moment de mon existence, éduqué depuis l’âge de douze ans dans l’âpre monde des gueux et de la guerre, j’avais trop souvent mis ma destinée à la merci d’un coup de dé, et je possédais le fatalisme de celui qui respire en sachant combien il est facile de cesser de le faire. Trop nombreux étaient ceux qui avaient quitté cette terre sous mes yeux, dans les blasphèmes, les pleurs, les prières et les silences, pour que mourir m’apparût comme quelque chose d’extraordinaire ou de terrible. En outre, je pensais qu’il y avait une autre vie au-delà de celle-ci, où Dieu, mon bon père et les vieux camarades m’attendaient pour me recevoir en m’ouvrant les bras. Dans tous les cas, autre vie ou pas, j’avais appris que la mort est l’événement qui finit toujours par avoir raison d’hommes tels que le capitaine Alatriste.

J’en étais là de mes réflexions, toujours assis sur les marches de la Bourse, quand je vis passer au loin le capitaine en compagnie du comptable Olmedilla. Ils suivaient la muraille des Alcazars, en direction de la chambre de commerce. Mon premier élan fut de courir à leur rencontre ; mais je me retins et me bornai à observer la mince silhouette de mon maître qui marchait en silence, le large bord de son chapeau rabattu sur la figure, l’épée se balançant sur son côté, près de l’agent du roi tout de deuil vêtu.

Je les vis disparaître à un coin de rue et demeurai où j’étais, immobile, les bras autour des genoux. Après tout, décidai-je, la question était simple. Cette nuit, il me fallait choisir entre me faire tuer seul ou me faire tuer avec le capitaine Alatriste.

Ce fut le comptable Olmedilla qui proposa de faire halte dans une taverne, et Diego Alatriste accepta, non sans en être surpris. C’était la première fois qu’Olmedilla se montrait loquace, ou sociable. Ils s’arrêtèrent dans la taverne du Six-Doigts, derrière les Corderies, et se reposèrent à une table près de la porte, sous l’auvent et la tente qui protégeaient du soleil. Alatriste ôta son chapeau et le posa sur un tabouret. Une servante leur servit un pichet de vin de Cazalla de la Sierra et un plat d’olives brunes, et Olmedilla but avec le capitaine. À vrai dire, il goûta à peine le vin, ne portant que brièvement le pot à ses lèvres, mais, auparavant, il regarda longuement l’homme qu’il avait près de lui. Il semblait avoir perdu un peu de sa mine renfrognée.

— Bien joué, dit-il.

Le capitaine étudia le visage ingrat du comptable, sa barbiche, la peau parcheminée et jaunie qui semblait contaminée par les chandelles avec lesquelles il s’éclairait dans son cabinet. Il ne répondit pas et se contenta de porter son vin à ses lèvres pour le boire, lui, en revanche, longuement et d’un seul trait. Son compagnon continuait à le regarder avec curiosité.

— On ne m’a pas trompé sur le compte de votre seigneurie, dit-il finalement.

— L’affaire du Génois était chose facile, répondit Alatriste, l’air sombre.

Puis il se tut. J’en ai fait bien d’autres, et de moins simples, disait ce silence. Olmedilla semblait l’interpréter comme il le fallait, car il acquiesça lentement, à la façon grave de quelqu’un qui, ayant compris, a la délicatesse de ne pas aller plus avant. Quant au Génois et à son serviteur, ils se trouvaient en ce moment, menottes et bâillonnés, dans une voiture qui les menait hors de Séville, vers une destination que le capitaine ignorait — et qu’il n’avait aucune envie de connaître —, escortés d’alguazils à la mine patibulaire qu’Olmedilla devait tenir prêts depuis longtemps, car ils étaient apparus comme par enchantement dans la rue de la Maison du Maure après avoir fait taire la curiosité des voisins en prononçant les mots magiques de Saint-Office, pour disparaître ensuite fort discrètement avec leurs prises en direction de la porte de Carmona.

Olmedilla déboutonna son pourpoint et en tira un pli cacheté. Après l’avoir gardé dans sa main un moment, comme s’il devait vaincre ses derniers scrupules, il le posa sur la table, devant le capitaine.

— C’est un ordre de paiement, dit-il. Il est établi au porteur pour cinquante doublons d’or anciens… Il peut être honoré en la maison de don Joseph Arenzana, place San Salvador. Personne ne posera de questions.

Alatriste regarda le papier sans y toucher. Les doublons d’or étaient, à l’époque, la monnaie la plus convoitée. Ils avaient été battus en métal fin il y avait plus d’un siècle, au temps des Rois Catholiques, et nul n’en discutait la valeur quand on les faisait sonner sur une table. Il connaissait des hommes capables de tuer leur mère pour une de ces pièces.

— Il y aura six fois cette somme, ajouta Olmedilla, quand tout sera fini.

— C’est bon à savoir.

Le comptable contempla son pot de vin d’un air pensif. Une mouche y nageait en faisant de vains efforts pour se libérer.

— La flotte arrive dans trois jours, dit-il, concentré sur l’agonie de l’insecte.

— Combien d’hommes faut-il ?

D’un doigt taché d’encre, Olmedilla indiqua l’ordre de paiement.

— Cela, c’est à votre seigneurie d’en décider. D’après le Génois, le Niklaasbergen porte vingt et quelques marins, plus le pilote et le capitaine… Tous flamands et hollandais, sauf le pilote. Il est possible que quelques Espagnols montent à Sanlúcar avec la cargaison. Et nous ne disposons que d’une nuit.

Alatriste fit un rapide calcul.

— Douze, ou quinze. Ceux que je pourrai recruter avec cet or suffiront largement pour ce travail.

Olmedilla agita la main, évasif, laissant entendre que le travail d’Alatriste n’était pas de son ressort.

— Vous devrez, dit-il, les tenir prêts dès la nuit précédente. Le plan consiste à descendre le fleuve pour arriver à Sanlúcar au coucher du soleil…

Il inclina la tête, le menton dans le col, comme pour chercher s’il n’oubliait rien.

— J’irai avec vous.

— Jusqu’où ?

— Nous verrons.

Le capitaine le dévisagea, sans cacher sa surprise.

— Ce ne sera pas un combat d’encre et de papier.

— C’est égal. J’ai le devoir de contrôler la cargaison et d’organiser son transbordement, dès que vous vous serez emparé du navire.

Alatriste dissimula un sourire. Il n’imaginait pas le comptable parmi le genre de personnages qu’il avait l’intention de recruter, mais il comprenait que, vu la nature de l’affaire, celui-ci se montrât méfiant. Une telle quantité d’or constituait une tentation, et quelques lingots pouvaient facilement se volatiliser en route.

— Vous me pardonnerez de vous dire, précisa le comptable, que tout détournement signifie la potence.

— Pour vous aussi, messire ?

— Pour moi aussi, probablement. Alatriste passa un doigt sur sa moustache.

— Je gagerai, dit-il ironiquement, que votre salaire n’inclut pas ce genre d’émotions.

— Mon salaire inclut de remplir mes obligations.

La mouche avait cessé de se débattre, et Olmedilla continuait de la regarder. Le capitaine se reversa du vin. Tandis qu’il buvait, il vit que l’autre levait de nouveau les yeux pour contempler avec intérêt les deux cicatrices de son front, puis son bras gauche, dont la brûlure bandée était cachée par la manche de la chemise. Et qui, certainement, lui faisait un mal de mille diables. Finalement, Olmedilla fronça de nouveau les sourcils, comme s’il tournait et retournait une pensée qu’il hésitait à formuler à haute voix.

— Je me demande, seigneur capitaine, dit-il, ce que vous auriez fait si le Génois ne s’était pas laissé impressionner.

Alatriste promena son regard sur la rue ; le soleil qui se réverbérait sur le mur d’en face lui faisait plisser les paupières, en accentuant son expression impénétrable. Puis il reporta les yeux sur la mouche noyée dans le vin d’Olmedilla, continua de boire le sien et ne dit rien.